Il est sans doute le milliardaire français le moins connu du grand public. Pierre Castel, 96 ans, a pourtant bâti un véritable empire de la boisson. Son groupe est l’un des principaux producteurs de vin au monde, avec des marques comme Roche Mazet, Baron de Lestac, Vieux Papes, La Villageoise ou encore Listel. Le groupe Castel est également propriétaire de la chaîne de cavistes Nicolas.
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La vie de Pierre Castel est digne d’un roman. Il est le fils d’immigrés espagnols venus s’installer dans le Bordelais pour les vendanges. L’homme a ensuite fait sa place dans le milieu du vin avec ses frères et sœurs, à une époque où l’on servait encore de l’alcool aux enfants dans les cantines scolaires. Aujourd’hui, il est la 10e fortune française, selon le classement 2022 du magazine Challenges. Son groupe réalise un chiffre d’affaires annuel de près de six milliards d’euros.
L’Afrique en ligne de mire
Cette fortune, il ne la doit pas qu’au vin et aux domaines qu’il a rachetés au fil des ans dans le sud de la France. Pierre Castel a su très tôt diversifier ses activités en s’implantant sur le continent africain. Il a fait ses premiers pas au Gabon, en rachetant un vieux comptoir colonial, la société des Brasseries et glacières d’Indochine. Il est devenu l’ami du président gabonais Omar Bongo, à la tête du pays pendant 42 ans. Le groupe Castel est aujourd’hui le deuxième producteur de bière en Afrique. Mais il est aussi présent sur le marché des sodas, de l’eau, des huiles végétales, du sucre et de la farine…
“En Afrique, le groupe Castel est implanté dans 23 pays avec plus de 130 filiales, détaille le chercheur indépendant Olivier Blamangin qui a passé plusieurs années à reconstituer l’étendue de son l’empire. Il réalise plus de 80% de son chiffre d’affaires et plus de 90% de ses bénéfices sur ce continent. Ses bénéfices nets sont considérables : entre 500 millions et un milliard d’euros par an, après impôts.”
En Afrique, Pierre Castel a une influence aussi forte que Martin Bouygues ou Vincent Bolloré dans le monde des affaires, estime Antoine Glaser, auteur du livre Arrogant comme un Français en Afrique (Fayard, 2016). Selon le journaliste, c’est d’abord sa discrétion qui séduit sous les ors des palais présidentiels. “Le goût du secret est extrêmement fort en Afrique. Pierre Castel a compris très tôt que les chefs d’États africains avaient horreur des hommes d’affaires français qui affichaient leurs relations privilégiées avec eux”, analyse ce spécialiste de la Françafrique.
La discrétion est en effet ce qui caractérise le mieux Pierre Castel. Il donne rarement d’interviews et se montre peu en public. Il a quitté la France après l’élection de François Mitterrand en 1981. “J’ai toujours eu peur des socialistes, confiait-il dans un rare entretien accordé à Challenges en 2014. Financièrement et économiquement, la France devient dangereuse. Lorsqu’on vous prend plus de 50% de vos revenus, vous ne pouvez pas l’accepter.” Pierre Castel a donc préféré s’exiler en Suisse. La vie y est plus paisible et la fiscalité bien plus douce.
Un tour du monde des places offshore
Pierre Castel semble d’ailleurs être un as de l’optimisation. Identifier la localisation des sociétés que son groupe a possédées ou détient encore revient à voyager dans des endroits assez exotiques : Gibraltar, l’Île Maurice, le Liechtenstein, Singapour, Malte, Hong-Kong, Jersey, les Îles Vierges britanniques… Un véritable tour du monde des “places offshore” les plus prisées des exilés fiscaux.
“Il y a une volonté d’optimisation fiscale pour certaines sociétés du groupe comme celles au sein desquelles on domicilie les licences des boissons, explique le chercheur Olivier Blamangin. Chaque brasserie de Castel en Afrique va produire une bière de telle ou telle marque. La marque sera déposée auprès d’une société localisée dans un paradis fiscal – ça a longtemps été les Îles Vierges britanniques. Le groupe Castel devra ensuite payer les royalties à cette société.” Le mécanisme est astucieux selon Olivier Blamangin, “car ces royalties sont totalement exonérées d’impôts aux Îles Vierges britanniques”.
La galaxie des sociétés de l’empire Castel ressemble à une collection de poupées russes. Chaque société est possédée par une autre localisée dans un pays différent, et cela semble sans fin. En haut de la pyramide se trouve une holding à Gibraltar, Cassiopee, et un fonds d’investissement à Singapour, IBBF. Entre les deux se glisse un trust de la Société générale Asie (SG Trust Asia) qui semble servir d’écran. “L’objectif de ce type de montages n’est pas uniquement de bénéficier des avantages fiscaux du pays, estime Olivier Blamangin. Cela permet aussi de masquer les propriétaires ultimes du groupe.”
Une amende record
L’opacité conférée par ces montages ne permet pas de connaître l’identité des bénéficiaires réels du fonds situé au sommet de l’empire. Le patriarche a affirmé s’être dessaisi de l’ensemble du capital-actions de son groupe. La justice du canton de Genève a cependant décidé d’investiguer. Et elle a découvert l’existence d’une fondation basée au Liechtenstein qui, selon elle, aurait donné l’occasion à Pierre Castel de conserver la maîtrise du groupe. Cette fondation lui aurait aussi permis de toucher des dividendes non déclarés au fisc suisse. Comme l’a dévoilé le média en ligne Gotham City, l’administration fiscale suisse a localisé plusieurs autres trusts “familiaux”, à Singapour. La justice helvétique a estimé que les sociétés-écrans offshores ont servi à “dissimuler les comptes bancaires” dont Pierre Castel serait “le propriétaire ultime”.
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Soupçonné d'”évasion fiscale” – un comble dans ce pays qui a longtemps été l’une des places offshore les plus convoitées -, le milliardaire français a été condamné à une amende record de 410 millions de francs suisses (plus de 400 millions d’euros) pour avoir omis de déclarer certains de ces montages. Entre 2007 et 2011, la somme correspondrait à la distribution de dividendes d’IBBF à ses bénéficiaires. Si l’homme d’affaires conteste les faits, il a dû régler une partie de l’amende, tout en se gardant de révéler l’identité de ces fameux bénéficiaires…
Un étrange trust
La cellule investigation de Radio France a eu accès à des documents inédits issus des Panama Papers, cette gigantesque fuite de données révélée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont elle est partenaire. Ils révèlent par ailleurs l’existence en 2012 d’une structure juridique offshore, Soana Trust, dont les bénéficiaires économiques étaient Pierre Castel, son épouse Françoise Gilardot, et son unique enfant, Romy Castel.
Interrogé sur l’existence de ce trust familial, l’avocat suisse de la famille, Gégory Clerc (qui, selon nos informations, vient d’être désigné directeur de la holding du groupe, Cassiopee) n’a pas souhaité répondre à nos questions. Le fiscaliste a seulement indiqué, dans un mail, que “tous les avoirs concernent la fortune privée [de Pierre Castel, son épouse et sa fille] ont été déclarés. Cela est donc parfaitement transparent fiscalement.”
Selon les documents que nous avons consultés, en 2012, les actifs du trust Soana s’élevaient à plus de 601 millions de dollars. Une partie de ces actifs aurait ensuite transité par deux sociétés créées en Nouvelle-Zélande, Cariton Trading Ltd. et Tergale Holding Ltd. Soana a-t-il servi à détenir une partie des actifs d’IBBF, le fonds associé au groupe Castel à Singapour ? IBBF a-t-il été créé pour répartir les actifs entre les différents membres de la famille et les proches du milliardaire ? L’avocat de Pierre Castel n’a pas souhaité répondre sur ce sujet, indiquant que nos informations contenaient de “très nombreuses inexactitudes”, sans préciser lesquelles.
Actionnaire jusqu’en 2018
Comme l’a rapporté Gotham City en octobre 2022, Pierre Castel a expliqué lors de son litige fiscal en Suisse s’être “dessaisi dès 1992 de l’ensemble du capital-actions” du groupe et n’avoir plus “qu’un simple rôle consultatif”. En consultant le registre du commerce de Singapour, on découvre cependant que le milliardaire français a été actionnaire d’Investment Beverage Business Management (IBBM, structure liée à IBBF) jusqu’en avril 2018, et qu’il en était le directeur jusqu’au 15 décembre 2022.
Pierre Castel – alias “Jesus Sebastian Castel” – a aussi détenu des actions entre 2018 et 2019 dans deux autres sociétés. Ces actions auraient ensuite été cédées à sa fille, Romy. Les documents que la cellule investigation de Radio France a consultés nous apprennent par ailleurs que Pierre Castel est désormais domicilié à Lisbonne, au Portugal. Il ne serait donc plus résident fiscal suisse.
Les domaines français passent au Luxembourg
Aujourd’hui, le groupe Castel est en pleine restructuration. Il a fait migrer son activité française vers un autre territoire, lui aussi réputé pour ses avantages fiscaux : le Luxembourg. En octobre 2022, la société luxembourgeoise du groupe, D.F. Holding SA, a absorbé Copagef, la société qui gérait jusqu’alors l’ensemble des activités françaises : les vignobles, les établissements Nicolas, etc., ainsi qu’une grande partie des structures africaines détenues par les Brasseries et glacières internationales. Deux hypothèses sont avancées par un spécialiste pour expliquer ces montages : soit le groupe cherche à préparer la “succession” du patriarche, soit il cherche à se mettre en conformité avec les différentes autorités fiscales, après la “mésaventure” du milliardaire en Suisse.
Selon une source interne à Castel, cette fusion-absorption n’aurait pour but que de “simplifier l’organigramme du groupe”. Consultée par Castel, la Direction générale des finances publiques (DGFip) en France a quant à elle donné son feu vert pour cette “fusion-absorption transfrontalière” en août 2022, estimant qu’elle n’avait “pas pour objectif principal la fraude ou l’évasion fiscale”. Sollicitée, la DGFip précise que le fait que des actionnaires de la société luxembourgeoise ainsi restructurée soient résidents fiscaux français “n’appelle pas de critique en soi”, à partir du moment où la fusion des deux sociétés n’était pas “artificielle”.